Un festival déjanté aux USA

Sur la côte Ouest des États-Unis, le festival Burning Man, le plus dingue de la planète, s’est achevé la nuit dernière. Récit tout en longueur de ces folles nuits dans la ville éphémère de Black Rock City.

MAJ : Le Burning man dans une (belle) vidéo ? C’est comme si vous y étiez et c’est ici.

Tous les ans, au début du mois de septembre, se déroule dans le désert du Nevada le fameux festival Burning Man [en]. Projet collectif un peu fou qui existe depuis plus de vingt ans. La dernière édition s’est achevée la nuit dernière. Cette gigantesque fête collaborative qui prend sa source sur la côte Ouest des États Unis est liée à l’émergence des industries du web dans la Silicon Valley. Une fois cher payée l’entrée, économie du don et culture jamming et Do It Yoursef (DIY, fais-le toi-même) sont joyeusement pratiquées pendant sept jours dédiés à la création. La ville éphémère de Black Rock City attire aujourd’hui de plus en plus de geeks et autres fous de nouvelles technologies. Exemple parfait des liens qui existent entre les hippies de San Francisco et les dirigeants de Google…

Burning Man c’est un peu une incarnation de la Zone d’Autonomie Temporaire d’Hakim Bey, avec couleurs, costumes excentriques, installations artistiques, numériques et pyrotechniques hors du commun, voitures mutantes (art cars) tout droit sorties de MadMax errant dans un décor post-apocalyptique, interdiction de pratiquer toute transaction commerciale pendant le rassemblement… Black Rock City [en] est un « espace autre », recréé ex-nihilo par des milliers de « burners » qui forment cette ville qui devient alors la troisième plus grande du Nevada.

La première fois que j’en ai entendu parler, c’était en 2009. Des amis me montrent sur YouTube quelques vidéos qui posaient ce cadre. Scotché, j’ai passé la nuit à regarder des photos. Une chose était sûre, il fallait que j’y sois là-pour la prochaine édition. Grâce à CouchSurfing [en], – le site Internet d’hospitalité qui permet de squatter, partout dans le monde, un canap’ pour la nuit – je trouverai une place dans un véhicule pour me rendre sur la playa, cette vaste étendue désertique d’où émerge Black Rock City.

Black Rock City, ville éphémère

Expérience communautaire ou utopie urbaine, je ne savais trop quoi penser en arrivant dans la ville. Organisée en arc de cercle ouvert sur le désert, on s’y repère comme sur un cadran d’horloge imaginaire. C’est au centre de que s’élève le man, véritable axis mundi, centre spatial et temporel du rassemblement : une effigie en bois de forme humaine de plus de vingt mètres de haut qui sera brûlée le samedi soir dans une festive effervescence. Black Rock City est une grande bourgade qui possède un aéroport, un bureau de poste, des journaux quotidiens (comme le Black Rock Beacon [en]), plusieurs stations de radio, et de nombreux autres services rendus possibles par la participation bénévole des burners. Il y a même un éclairage public ! Les lamp lighters [en] allument tous les soirs des lampes à huile le long des plus grandes « avenues » de la cité.

Loin de ressembler à une vaste anarchie, dix principes servant de référence se sont progressivement imposés à Black Rock City, sorte de contrat social informel adopté par les participants. Pratique du don, libre expression de soi, autonomie de chacun sont encouragés en mettant l’accent sur la solidarité, la responsabilité écologique et la communauté. Selon la devise « leave no trace », les burners sont invités à protéger cet espace naturel en ne laissant aucune trace physique. Après l’événement, une équipe de bénévoles passe plusieurs semaines le site au peigne fin.

L’absence de relation marchande est ce qui frappe le plus. Excepté pour l’achat de la glace ou du café, l’argent est banni et chacun doit apporter de quoi survivre dans des conditions climatiques difficiles (chaleur, fréquentes tempêtes de poussière) et être autosuffisant en eau et en nourriture.

This is not a consumer event. No spectator, participant only !

Mais ça va plus loin que ça. Burning Man repose sur l’idée de l’inclusion radicale et de la participation active de chacun. Certains offrent des poèmes, de la nourriture (des pancakes servis tous les matins en plein désert, si c’est possible !), d’autres organisent des concerts, des jeux absurdes, construisent de manière collective des installations artistiques, des camps à thème, projettent des films, se déguisent ou se baladent plus simplement à poil… Une stimulation de la créativité et de l’imagination qui ramène en enfance, assis devant une feuille blanche, la trousse remplie de crayons de couleur. J’ai ainsi distribué aux burners des citations de philosophie, écrites à la main dans de petites enveloppes. Au gré des rencontres, des surprises, des déambulations sans fin dans ce parc d’attraction pour adultes, gigantesque musée d’art contemporain à ciel ouvert. La musique, à dominante électronique, accompagne jusqu’au petit matin les danseurs et la diversité sonore [en] présente sur la playa ravit toutes les oreilles.

La nuit tombée, l’émerveillement visuel vous saisit de plus belle. The Serpent Mother, une sculpture géante du groupe d’artistes Flaming Lotus Girls [en], représentant un serpent enroulé autour de son œuf, crache du feu. Sous un gigantesque dôme, Thunderdome – oui, le même que dans le troisième volet de la trilogie Mad Max ! -, des burners s’affrontent. J’avoue avoir passé plusieurs nuits à jouer au Groovik’s Cube [en], une installation numérique lumineuse inspirée du célèbre jeu Rubik’s Cube. Trois personnes pouvaient faire tourner les axes du cube à partir de d’emplacements situés autour de la structure.

De la Cacophony Society à Google

Lorsque Larry Harvey et son ami Jerry James ont construit en 1986 une effigie en bois pour la brûler à Baker beach au pied du Golden Gate Bridge à San Francisco, ils ne se doutaient pas qu’ils allaient donner naissance à un tel mouvement. Parce que c’est bien d’un mouvement dont il s’agit. Rassemblement incontournable pour les jeunes et les moins jeunes de la baie de San Francisco, Black Rock City comptait plus de 50 000 personnes en 2010. Parallèlement, des centaines évènements similaires se développent et s’organisent à l’échelle locale, aux États-Unis et ailleurs, autour des mêmes principes. C’est le festival Nowhere en Espagne, le Kiwiburn en Nouvelle Zélande ou l’Afrikaburn en Afrique du Sud.

Brian Doherty raconte avec passion la genèse de cet homme en feu dans son livre This is Burning Man [en]. En 1990, suite à l’interdiction par les autorités locales (la Local Park Police) de brûler le man sur la plage de Baker Beach, il fut démonté et transporté au Zone Trip [en], un événement artistique organisé en plein désert de Black Rock par un regroupement d’excentriques urbains néo-situationnistes de San Francisco : la Cacophony Society [en].

Chaque année, le nombre de participants va doubler pour atteindre 4.000 personnes en 1995. Rassemblement anarchique à ses début, espace de liberté totale dédié aux expérimentations, même les plus dangereuses (le port d’arme n’était pas interdit et Brian Doherty raconte bien les accidents des premières années), les participants vont vite créer une organisation à but non lucratif pour lui permettre de croître et surtout de perdurer. Aujourd’hui la Burning Man Organization [en] emploie une trentaine de personnes à l’année et comprend un comité exécutif de six membres permanents (dont le cofondateur Larry Harvey) responsable des obligations légales et financières de Burning Man. Le billet d’entrée à Black Rock City varie en fonction de la date d’achat et s’élève aujourd’hui entre 210 et 300 dollars. Il permet de financer les installations sanitaires et médicales de Black Rock City et de reverser de nombreuses bourses [en] pour les projets artistiques.

Si certains anciens burners que j’ai rencontrés déplorent le succès de Burning Man, il reste un lieu unique de création et de libre expression. En 1995, Matt Wray décrivait Black Rock City comme un patchwork inégalé de la contre-culture américaine :

Toutes sortes d’espèces coexistent ici, une encyclopédie vivante de sous-culture : des survivants du désert, des primitifs urbains, des artistes, des rocketeers, des hippies, des Deadheads, des queers, des pyromanes, des cybernautes, des musiciens, des harangueurs, des frappés de l’éco, des têtes d’acide, des éleveurs, des punks, des amoureux des armes, des danseurs, des amateurs de sado-maso, des nudistes, des réfugiés du mouvement des hommes, des anarchistes, des raveurs, des transgenres et des spiritualistes New Age

Hippies 2.0 : Silicon Man et Burning Valley

Mais ce n’est pas un rassemblement de hippies traditionnels comme le donne à voir un des épisodes de South Park [en]. Il attire rapidement des ingénieurs en nouvelles technologies de la baie de San Francisco qui surfent sur la dot-com bubble [en]. En novembre 1996, Bruce Sterling publiait dans Wired magazine un article [en] sur Burning Man dans lequel il comparait Black Rock City à « une version physique d’Internet ». Cet événement va ainsi rapidement devenir la destination phare pour les nouvelles élites de l’informatique [en].

De nombreux ingénieurs des environs de Palo Alto s’y rendent régulièrement comme le soulignent les études de Fred Turner, Robert Kozinets et Lee Gilmore [lien ?]. Parmi ces digerati, Jeff Bezos, directeur fondateur d’Amazon.com, Larry Page et Sergey Brin, fondateurs de Google, participèrent plusieurs fois. L’origine des logos à thème de Google serait même directement lié à leur voyage en 1998.

Howard Rheingold, théoricien de la notion de « communauté virtuelle » (The Virtual Community, 1993) et spécialiste dans l’étude des rapports entre et l’homme et les nouvelles technologies, s’y rend lui tous les ans. Il dévoile les projets artistiques qu’il y prépare chaque année sur son compte Twitter.

Les liens entre le Silicon Man et la Burning Valley [en] sont évidents : ils s’inscrivent dans la même zone géographique et rassemblent les mêmes participants. Preuve à l’appui : cette vidéo (de 37 minutes !) réalisée en 2007 par deux employés de Google qui nous apprennent comment cuisiner à Burning Man.

Mais comment expliquer que les dirigeants et les employés des plus grandes entreprises du web décident d’aller passer tous les ans une semaine au milieu de nulle part ? Le journaliste Quentin Noirfalisse rappelle bien que la cyber-culture prend ses racines dans les mouvements contre-culturels de la fin des années 19701. Synthèse de la culture alternative et de la techno-culture, Burning Man est un sujet de discussion sur Internet dès 1994, notamment sur The WELL, première communauté virtuelle créée par Stewart Brand, célèbre éditeur de la revue Whole Earth Catalog. Larry Harvey a lui aussi abordé en 1997, dans un discours un rien prophétique, les liens de continuité entre Internet et Burning Man :

Burning Man et Internet offrent tous les deux la possibilité de rassembler de nouveau la tribu de l’humanité, de parler à des millions d’individus dispersés dans la grande diaspora de notre société de masse.

Internet et Burning Man : zones d’inclusion radicale

Selon les recherches de l’anthropologue américaine Lee Gilmore, « pour la communauté de Burning Man, Internet va être un outil essentiel pour organiser, communiquer et construire Black Rock City. Les burners de tous les coins du monde restent connectés toute l’année à travers de nombreuses mailinglists globales et régionales (…) ». Parmi elles, e-playa et bien d’autres communautés en ligne comme tribe.net, livejournal.com et Facebook, dont la page de Burning Man compte plus de 241 990 amis. À Black Rock City, comme dans le cyberespace, les burners portent des playa names [en], pseudonymes de circonstance donnés généralement par d’autres burners et depuis 2003, un Burning Man virtuel, – Burning Life – est organisé dans Secondlife au début du mois d’octobre. Un rassemblement d’avatars qui brûlent un man digital dans un décor désertique. Oui, on peut le dire, Burning Man est un vrai rassemblement de geeks créatifs.

Si le développement d’Internet et de son industrie semble lié à l’émergence de Burning man c’est qu’il existe des convergences de valeurs ou convergences culturelles pour reprendre le terme du professeur Henry Jenkins [en]. Black Rock City est peut-être bien une incarnation physique d’Internet comme le déclarait Bruce Sterling. Ce rapprochement est repris par Lee Gilmore : « Internet est le secteur dans lequel la frontière entre participant et observateur et surement la plus obscure, et Internet comme Burning Man sont des zones d’inclusion radicale et le libre expression. » L’interactivité, la participation promue à Burning Man est alors la même que celle du web 2.0.

Certaines entreprises n’hésitent pas à payer des billets à leurs employés pour s’y rendre, dans une démarche professionnelle susceptible d’augmenter leur créativité comme le relève [en] Vanessa Hua, journaliste au San Francisco Chronicle. Pour des entreprises qui recherchent l’innovation, cette incroyable créativité est une véritable mine d’or, à tel point que Chris Taylor publiait en 2006 un article [en] sur le sujet dans le Businnes 2.0 magazine en incitant les lecteurs à venir découvrir et participer. C’est aussi un lieu de rencontre, qui permet de se faire des contacts. Vanessa Hua souligne qu’il est relativement tabou d’y parler boulot ou argent, mais que les contacts se nouent facilement dans ce cadre informel où chacun, libéré des hiérarchies du monde réel, est à même de déployer toute sa créativité en plein désert. Sympa comme cadre de rencontres professionnelles.

Une infrastructure culturelle pour la Silicon Valley

Fred Turner, professeur de communication à l’université de Stanford analyse les liens qui existent entre cet événement et l’émergence des industries en nouvelles technologies de la Silicon Valley. Burning Man est selon lui, une infrastructure culturelle qui permet l’émergence de nouvelles fabrications de médias (new media manufacturing). Cette infrastructure culturelle repose sur une organisation collaborative du travail, la common-based peer production [en] théorisée par Yochai Benkler de l’Université d’Harvard, lui-même auteur de La Richesse des réseaux (2006), où il analyse les manières dont les technologies de l’information et de la communication permettent des formes augmentées de collaboration qui transforment l’économie et la société. On est pas loin des smart mobs d’Howard Rheingold, son livre sur les potentialités des nouvelles technologies pour augmenter l’intelligence collective.

Cette organisation collaborative du travail se retrouve à la fois dans des projets Open source, les licences Creative Commons, dans Wikipédia, et également à Burning Man : Il est possible de participer, en écrivant un article, en apportant un savoir-faire, qui est « donner » à la communauté, dans la même logique qu’une installation artistique ou une performance réalisée à Burning Man.

En prenant l’exemple de Google, Fred Turner dans son article (en ligne [pdf, en]) démontre de quelle manière Burning Man peut être considéré comme un support idéologique aux nouveaux modes de productions mis en œuvre dans la Silicon Valley.

Turner dénonce cette nouvelle d’organisation du travail qui fusionne épanouissement personnel et professionnel, lieu de travail et lieu de vie, temps de travail et temps de loisir. Loin d’une visée purement humaniste, elle permettrait d’augmenter la productivité et la créativité des employés. En témoignent les installations artistiques et numériques réalisées de manière collaborative, ou des programmes comme Burning Man Earth, un projet réalisé par des burners développeurs et programmateurs informatiques avec l’équipe de Google Earth. L’objectif ? Permettre une visite virtuelle en 3D de Black Rock City tout en développant (bénévolement bien sûr) de nouveaux outils pour la plateforme de Google Earth.

Burn, baby burn ! Mais qui est cet homme qui brûle ?

Cette effigie en bois n’est pas sans rappeler The Wicker Man, ce mauvais film d’horreur de 1973, mais Larry Harvey affirme n’avoir pas vu le film lorsqu’il y mit le feu pour la première fois. Que représente-t-elle alors ? Quel sens peut-on y trouver ? François Gauthier, professeur d’anthropologie à l’UQAM à Montréal considère que Burning Man, c’est « l’indétermination de sens qui est la condition de possibilité de la communauté ». Le man, cette sculpture de forme humaine au genre neutre, n’a aucune signification préétablie. Mais le succès de ce rassemblement réside peut-être dans le fait qu’il nous dit quelque chose de notre époque, qu’il fusionne l’héritage de la contre-culture hippie et la cyber-culture, s’inscrivant dans le développement d’Internet et des nouvelles technologies. Le man, comme un totem post-moderne, ne serait alors que le symbole du changement et du dépassement.

Et cette volonté, cette force de création, peut faire penser à l’euphorie technophile qui se retrouve dans le mouvement transhumaniste. On aperçoit d’ailleurs des images de Burning Man en introduction de TechnoCalypse, documentaire de Frank Theys consacré au transhumanisme. Grâce aux nouvelles technologies, il est aujourd’hui possible de transcender les limites humaines, tel serait le message. L’homme est aujourd’hui capable de se transformer, et il n’y a qu’un pas entre la création numérique, informatique et biologique. “Humain, trop humain” écrivait Nietzsche, Burning Man professerait-il l’avènement d’une l’humanité 2.0 ?

Crédit photos : FlickR CC PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales par foxgrrl; par zenzineburner ; par Michael Holden ; par zenzineburner; DR Google; par jonandesign; par Halcyon

Source www.owni.fr / article sous licence Creative Common

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